Introduction
Ada LaNerd, prolétaire indisciplinée plutôt qu’artiste transdisciplinaire : l’absence de capital financier m’oblige à employer ma force de travail dont la plus-value est captée par des bourgeois, en l’occurrence dans le bar d’un hôtel de luxe dont je viens de m’échapper pour venir ici. Mes capitaux sociaux, culturels et symboliques me permettent de bénéficier de privilèges matériels, dont fait aussi partie cette invitation ici, même si je dois retourner au taf juste après.
Merci aux élèves de la compagnie des lundis pour leur confiance et à Marine Froeliger de nous avoir mis en relation via le hackerspace Hackstub dont je suis membre depuis maintenant 10 ans, aux côtés de nombreuses personnes formidables, notamment membres de notre house de Hacqueen qui rassemble et développe des pratiques cyberféministes entre femmes et minorités de genre depuis 2 ans.
N’ayant fait aucune autre études que quelques semestres ratés en maths, physique et informatique du fait de mon indisciplinarité, je dois mon seul bagage théorique à mon entourage d’artistes et à des préciseuses ressources. Toute liste ne saurait être exhaustive mais j’en citerai quelques un’e’s aujourd’hui. Malgré l’importance et la cohérence des aspects écologiques, je laisserai volontairement ce sujet de côté. Je vous fais confiance pour répondre avec sincérité et interroger tout autre angle-mort de mon propos.
Bien que le titre de cette conférence soit volontairement provocateur, je tiens tout d’abord à préciser que l’objet de ma critique politique n’est pas de clasher les artistes dont les pratiques sont captives du capitalisme (nous le sommes aujourd’hui toustes plus ou moins) : je tiens avant tout à mettre en valeur des travaux que j’admire, pour qui je ne peux que souhaiter que l’on parvienne à une émancipation possible. Je citerai aussi des artistes dont les pratiques sont « libres » mais dont les œuvres restent de fait plus discrètes voire confidentielles du fait d’une radicalité dans leur monstration malgré une quantité/qualité aussi grande que celles exposées en captivité.
Pour revenir sur le titre : pour son documentaire sur l’industrie du porno, Raphaël Siboni a choisi « il n’y a pas de rapport sexuel ». Le porno qui y est dévoilé, celui du producteur HPG, y est une excellente analogie pour résumer l’un des enjeux de cette conférence : comment, en partant de pulsions, l’industrie exploite voire humilie des humains pour en tirer une rente. On finira par proposer des solutions.
Définitions
Étymologiquement (technè), toute pratique numérique est un art. En tant que mouvement, on ne peut pas se satisfaire de ça.
Art
Prétendre pouvoir définir l’art est sans doute une imposture mais, pour construire mon propos, je partirai de l’art en tant que processus composé d’étapes fondamentales. Ces définitions sont à prendre au sens le plus abstrait afin d’y inclure les formes d’art les moins « matérielles » comme la poésie.
Globalement, le processus artistique se décompose ainsi :
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Geste : recherche puis expression d’une intention, d’une idée, de représentations en une œuvre. Le geste peut également être collectif, ce qui suppose des moyens d’organisation.
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Médium : support d’un ouvrage par addition, modelage ou soustraction de matière.
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Monstration : exposition d’une œuvre dans un espace-temps situé et codifié.
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Réception, intéraction : effet, sens, émotions, ressentis et retours subjectifs face à une œuvre – interprétation libre d’un geste libre.
En tant que tel, le processus artistique n’est pas hors-du-monde, il est traversé par les conditions de son émergence, celle de la société dans laquelle il a lieu.
Numérique
Étymologiquement, le « numérique » représente avant tout des données : transcription de signes humains en code machine, sous forme de nombres binaires. L’informatique permet le traitement électronique de ces données et leur mise en réseau.
Parler seulement de « numérique » réduit l’informatique à son produit. Le numérique est une matière traitée par un système, lui-même étant une construction sociale, en l’occurrence : une infrastructure capitaliste, coloniale, sexiste… (cf. Donna Haraway, Manifeste Cyborg)
Art numérique
Par simple combinaison de termes, on peut définir l’art numérique par l’usage de l’informatique pour accomplir l’ensemble des étapes du processus artistique. L’informatique en tant que médium, ou plutôt en tant que média, au sens pluriel du médium.
L’informatique étant elle-même le produit industriel d’un ensemble de techniques, de supports, l’art numérique suppose autant d’intermédiaires entre le geste et la matière, entre la matière et sa réception : accessoires, câbles, circuits imprimés, processeurs, logiciels… Autant d’intermédiaires qui font de l’art numérique un art essentiellement multimédia, même pour la simple poésie textuelle. Je confonds donc art numérique et art multimédia.
« Industries créatives et culturelles »
Ces définitions interrogent l’art numérique en tant qu’« industrie créative et culturelle ». Derrière cette expression peu appétissante et a priori décalée de l’idée de l’art au sens le plus « noble » ou libre, se trouve en fait une certaine part de réalité, quelle que soit l’intention initiale. Plus que tout autre art du fait de sa complexité technologique, l’art numérique est un produit industriel.
Société du spectacle 2 : reloaded
En 1967, Guy Debord montrait dans La Société du Spectacle comment le capitalisme s’emparait de l’intégralité des aspects de nos vies. Il y ouvrait son propos par le détournement de la phrase introductive du Capital de Marx : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » Il y conçoit, à l’époque où la télévision était encore en noir & blanc, le spectacle comme mode de production-reproduction de marchandises, la société de consommation. Il le présente aussi comme « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » où « le vrai est un moment du faux ».
55 ans plus tard, difficile de ne pas penser à certaines apps ou IA en lisant cela. Aujourd’hui, à notre tour, nous pourrions remplacer le terme de spectacle par celui de publicité. En effet, la reproduction numérique a remplacé la reproduction mécanique : plus besoin de chaînes de fabrication ni de travailleur-euse pour reproduire une œuvre et la diffuser ; l’oeuvre est séparée du créateur-ice par le cloud, agglomérée dans le Big Data. Une fois le prototype ou le résultat final publié sur un service en ligne, sa reproduction/diffusion ne coûte plus au capitaliste que les frais d’entretien d’une infrastructure sous-traitée. Des multinationales peuvent donc proposer « gratuitement » des espaces de stockage et de partage des fichiers, largement rentabilisés par la vente d’espaces de publicité parmi l’ensemble des créations publiées et valorisées par l’apprentissage des IA.
Dans la Zone d’Activités et de Commerces mondiale que représente Internet, même les mentions « sponsorisé » ou « suggéré » ne permettent plus de distinguer une création personnelle d’une publicité commerciale puisque les individus mis eux mêmes en concurrence doivent désormais faire leur propre publicité pour espérer (sur)vivre.
Artiste ou non, on est encouragé à faire preuve de publicité numérique pour répondre à l’ensemble de ses besoins et désirs : communiquer avec son entourage, travailler, se divertir, payer sa nourriture… à chaque tâche ses (méta)données transmises, plus ou moins volontairement. Autant de données systématiquement analysées, recoupées, agglomérées dans des flux mondiaux pour maximiser des profits privés et entraîner des algorithmes de machine learning (apprentissage automatique des « IA »).
Aliénation de l’art, du geste à la réception
À toutes les étapes du processus artistique, l’artiste dépend d’un ensemble de produits et de services industriels pour sa production. Exemples cités dans la salle : les logiciels propriétaires comme la suite Adobe ; logiciels « premiums » comme Picsart… La photographie est aussi citée, même argentique, car également prise dans le même type de dépendances : pellicule, appareils, papier, etc.
Le format est une contrainte omniprésente dans le numérique : du format de fichier jusqu’à l’intéraction, en passant évidemment par la monstration. Cette problématique est particulièrement saisissante sur Instagram, qui est pourtant considéré aujour’hui comme une plateforme obligatoire pour montrer son travail en tant qu’artiste. Instagram est aussi un bon endroit pour parler la notion de canon, qui traverse l’histoire de l’art en tant que repère esthétique. Les codes étaient jusqu’à récemment édifiés par des institutions artistiques publiques ou privées, déjà influencées idéologiquement ou commercialement. Sur Instagram, ils sont désormais produits par des algorithmes probabilistes pour optimiser les résultats, dans une pure démarche marketing. Les plateformes numériques capitalistes détiennent aujourd’hui un pouvoir d’édification de canons par apprentissage automatisé, pour ne pas dire intelligence artificiellle (IA).
Dernière étape de l’expérience artistique, la réception y est là-encore aliénée par l’industrie : les ressentis et intéractions suscitées par une œuvre sont quantifiées (réactions emojis) pour contribuer au mécanisme de classement. L’algorithme de monstration (timeline) programme l’exposition des différents contenus selon les spectateur-ice-s afin de maximiser le temps passé sur l’application en favorisant un équilibre émotionnel, à grands renforts de neuropsychologues.
La question des émotions réellement ressenties sur Instagram se pose au-delà des réactions proposées par l’interface. Les réponses du public à cette question illustrent l’aliénation émotionnelle de l’expérience artistique induite par le média lui-même. Des personnes dans la salle citent : le stress, la frustration, la jalousie, la flemme, la pression, la concurrence… Une expérience psychologique cohérente avec la réalité des injonctions, malgré les efforts pour dissimuler les objectifs réels : maximiser la productivité du système et la consommation des client-e-s pour plus de rentabilité.
De l’outil au service
Une réplique courante face aux critiques des plateformes capitalistes est de dire « c’est vrai que c’est nul mais je l’utilise seulement comme un outil ». Or cette phrase illustre avant tout une confusion fondamentale dans les termes. Un outil se possède, se manipule en toute liberté : un marteau peut être utilisé pour enfoncer ou retirer un clou, décapsuler une bouteille, briser une vitre, frapper quelqu’un, être réparé ou modifié, être mutualisé, prêté ou donné, loué ou vendu… Posséder un outil et le mettre à disposition, c’est proposer un service accordé selon ses propres modalités.
Les services en ligne commerciaux nécessitent d’approuver leurs conditions d’utilisations. Ce contrat précise notamment tout ce qui est susceptible d’interrompre le service : non-respect des règles d’utilisation, dysfonctionnement technique, décision unilatérale, absence ou retard de paiement… Il stipule aussi les modalités d’utilisation des contenus publiés, ce qui correspond de fait à une licence accordée à ses créations.
Les ordinateurs peuvent généralement être utilisés sans limite tant qu’ils ne nécessitent pas de mise-à-jour logicielle et tant que leur réparation ne nécessite pas de passer par un prestataire spécifique. À l’usage d’un ordinateur, on réalise souvent que la réalité est plus complexe : on se retrouve parfois dans l’impossibilité d’en utiliser un obsolète, faute de mise-à-jour disponible ; on ne peut pas le réparer sans passer par le fabricant ; le modifier ou le réparer soi-même rompt la garantie… Les logiciels commerciaux (dits propriétaires du fait de leur licence exclusive) de création et d’édition de documents, d’images ou de son pourraient éventuellement être considérés comme des outils si une fois installés, toutes leurs fonctionnalités peuvent être utilisées sans limite. Du fait de l’exclusivité de certains formats de fichiers, il rendent cependant souvent les créations captives du logiciel en question : on ne peut alors pas changer de logiciel pour poursuivre un ouvrage commencé sur le précédent. Un-e artiste peintre serait scandalisé de ne pas pouvoir changer de pinceau pour continuer une toile…
Depuis les années 2010, de plus en plus de logiciels adoptent le modèle du Software as a Service (SaaS), sous la forme d’applications natives ou web : en lieu et place de l’achat unique d’une licence pour utiliser un logiciel à volonté, une souscription mensuelle est requise afin de bénéficier de toutes les fonctionnalités ou de sauvegarder ses fichiers dans le cloud. En l’absence de paiement, certaines fonctionnalités sont désactivées et empêchent ainsi de continuer à travailler sur son propre contenu.
L’industrie informatique a ainsi transformé les artistes en usagers dépendants de services commerciaux, les dépossédant de droits pourtant fondamentaux à toute pratique artistique libre, tout en exploitant leur travail pour élever des IA. La compétition, l’injonction à la surproductivité par la précarisation des artistes nous maintiennent captifves de la domination capitaliste. De fait, de nombreuses créations numériques ne sont aujourd’hui accessibles que sur Instagram. Il arrive aussi que, faute de paiement d’un abonnement payant à des services en ligne, tout un site web disparaisse du jour au lendemain.
Si l’art consiste à produire des actifs financiers sous la forme d’artefacts culturels, alors oui, il y a de l’art numérique et même beaucoup. Une culture se définissant par l’ensemble de ce qui est partagé par un groupe d’individus, nos cultures se cristallisent progressivement en infrastructures, à mesure que nos données y sont collectées et ingérées.
Propriété intellectuelle
La facilité de duplication et de transmission des données a toutefois préoccupé les capitalistes qui recherchent la rareté comme principale valeur d’une marchandise. En réponse, les Non Fungible Tokens (NFT) ont profité de la technologie de la blockchain (principalement développée pour les cryptomonnaies) pour virtualiser la fonction des notaires et simuler des certificats d’authenticité. Sans aucune valeur juridique ni efficacité réelle (les fichiers en tant que tels restent duplicables à volonté), cette escroquerie a duré aussi longtemps que la mode des handspinners.
Bien que matériellement inopérantes, les NFT répondent à une obsession pour la propriété privée exclusive : la volonté d’être unique propriétaire d’une œuvre, d’un ouvrage, d’un terrain. Ce droit à la propriété privée est un socle essentiel du capitalisme. Il permet d’accumuler des biens et de les exploiter pour en tirer profit. Elles s’est d’abord limité aux territoires et biens matériels, aux humains (esclavage) et animaux (élevage), depuis son apparition pendant la préhistoire. Avec l’avènement de l’imprimerie au XVIIème siècle, la France et le Royaume-Uni ont créé les premières législations concernant le droit d’auteur. Premier élément de ce qui est aujourd’hui la propriété intellectuelle avec le droit des brevets, le droit des marques, le droit des dessins et le droit moral. Ce dernier est le seul que l’auteur ne peut pas céder.
Contrairement à ce que leur nom insinue, le droit d’auteur n’a pas été créé par des auteurs mais par des éditeurs pour faire valoir un droit de reproduction d’une œuvre. Par un contrat de cession de droits, l’artiste peut renoncer à toute ou partie de ses droits au profit des éditeurs ou autre tierce-partie. Ce régime a accompagné l’histoire de l’industrialisation de l’art en Occident, permettant la constitution d’entreprises capitalistes de plus en plus puissantes qui tirent profit de la rente tirée des œuvres à succès. Aujourd’hui, la multiplication exponentielle des capacités génératives des IA prouve bien que ces « droits » n’empêchent en rien l’industrie d’exploiter la créativité des artistes pour automatiser leur travail.
L’art numérique au service du capitalisme
Avec les outils devenus services et le régime de la propriété intellectuelle, cette prédation de la création artistique par le capitalisme s’est renforcée au fil de l’évolution des technologies numériques. La publicité des œuvres sur internet selon des conditions imposées et l’exploitation de leur réception font des artistes des producteur-ice-s de contenus dans leur usine à données, ingérés en masse par les IA génératives. Aujourd’hui, les principales compagnies informatiques sont les premières capitalisations financières au monde, avant celles de l’industrie énergétique. Du point de vue des capitalistes, le contrôle des données numérique est donc plus précieux et rentable que celui du pétrole.
Cette valeur accordée au contrôle des données numériques découle directement du pouvoir qu’il représente. La valeur boursière de ces compagnies a augmenté au même rythme que l’informatisation du monde : il semble aujourd’hui impensable pour une ville de se couper instantannément de toute connexion internet sans entraîner de dysfonctionnement majeur. De fait, les États sont devenus dépendants des compagnies numériques, bien que théoriquement en charge de leur régulation.
Ce pouvoir ne suffit pas pour autant à satisfaire l’appétit du capitalisme, si bien que plusieurs patrons d’empires informatiques (Jeff Bezos, Elon Musk…) et bon nombre d’investisseurs se revendiquent de l’idéologie libertarienne. Ce courant de pensée prétendument issu de l’anarchisme vise à la disparition des États pour mettre fin aux lois et impôts qui « limitent » les droits d’entreprise et de propriété privée : droits du travail, du commerce et de la concurrence, des successions… L’utilisation des services capitalistes est donc une soumission à un ordre politique qui vise ultimement à privatiser l’intégralité de la société. En tant qu’artiste, toute œuvre publiée sur une plateforme capitaliste est aussi une forme de publicité pour le système lui-même en ce qu’elles encouragent les spectateur-ice-s à le rejoindre ou à y rester pour y avoir accès.
« Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant » Guy Debord, La Société du Spectacle
Forme et contenu de la publicité sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant.
Émancipation,
changer de logiciel
L’artiste dans la lutte des classes
Dans la société marchande et d’un point de vue matérialiste, la création artistique est un travail, qui peut situer l’artiste sur le plan de la classe entre prolétaire (travailleureuse sans autre mode de subsistance que sa force de travail), petit-bourgeois (entrepreneur, propriétaire de son outil de travail et de sa propriété intellectuelle) ou bourgeois (employeur propriétaire d’outils de production).
Dans la lutte des classes, la principale force des prolétaires pour s’émanciper de la domination bourgeoise réside dans leur capacité d’organisation pour prendre le contrôle des outils de travail, légalement ou non (grève, blocage, occupation, sabotage, vol/expropriation, coopération…). La classe petite-bourgeoise est matériellement plus proche du prolétariat du fait de la précarité de sa situation, mais, sauf conscience de classe, ses aspirations visent à rejoindre la bourgeoisie. Enfin, la bourgeoisie domine l’ensemble par la propriété du capital.
Concrètement, les artistes numériques dont la survie dépend de commandes publiques ou privées, de subventions ou mécénat sont des prolétaires exploités par les patrons d’industrie, notamment numérique par le contrôle des outils et systèmes, et les commanditaires publics pour reproduire le système existant (la société du spectacle). Avoir conscience de faire partie de cette classe est la première étape d’une émancipation révolutionnaire globale visant à mettre fin à l’exploitation de l’intégralité de la planète pour le profit d’une seule classe.
Pratiques d’arts numériques d’émancipation
Une pratique déjà populaire d’émancipation de l’art numérique consiste à pirater/cracker les logiciels de création capitalistes. Lors de la conférence, à la question « qui n’a jamais cracké de logiciel ? », 3 mains sur 30 se sont levées et une personne a répondu qu’elle n’avait pas réussi. En reposant la question « qui n’a jamais cracké ou fait cracker de logiciel ? », plus aucune main
ne s’est levée. Je considère cette pratique comme émancipatrice malgré toutes ses limites, une mesure minimale de justice sociale. D’autres problématiques subsistent avec les logiciels même crackés : formats de fichiers spécifiques (ou propriétaires), difficulté de mise-à-jour malgré des incompatibilités entre versions, illégalité… Et cela ne doit pas empêcher de donner de l’argent aux travailleur-euse-s indépendant-e-s si l’on bénéficie de leur travail.
Afin d’éviter l’accaparement des créations par de riches entreprises et à l’encontre d’un droit de propriété intellectuelle très restrictif par défaut dans la plupart des régions du monde, d’ingénieu-ses-x juristes anticapitalistes ont écrit des licences libres dont les termes annulent les principes fondamentaux du droit d’auteur.
Plus confidentiels auprès du « grand public » que les logiciels
commerciaux, les logiciels libres permettent un retour à la notion
d’*outil *: leurs licences garantissent les libertés d’usage, d’étude,
de modification et de partage. Les logiciels libres prévus pour être
installés sur des serveurs permettent de les mettre à disposition en
tant que services collectifs, autogérés, coopératifs, ouverts,
libres ou solidaires (cf. https:
Pour permettre une réutilisation libre de son propre travail par d’autres artistes, dans une logique de culture populaire, il est possible de publier ses œuvres sous licence libre. Il en existe de nombreuses, avec certaines spécificités :
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les licences libres copyleft (licences Art Libre, Creative Commons BY-SA) interdisent aux œuvres dérivées de ne pas être elles-aussi sous licence compatible et de ne pas citer les auteur-ice-s initialeaux ;
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les licences de libre diffusion (CC BY-ND, BY-NC, BY-NC-SA, BY-NC-ND) permettent une diffusion libre mais interdisent certains usages ou modification.
-
les licences libres non-copyleft (CC0) permettent tout réemploi sans aucune condition ;
Certaines de ces licences n’empêchent pas l’utilisation commerciale de l’œuvre en question et donc une forme d’exploitation capitaliste, d’où l’existence des licences Creative Commons Non-Commercial (CC BY-NC, BY-NC-SA, BY-NC-ND). Cela dit, même le copyright strict n’empêche pas l’inspiration (dont automatisée) ni même le plagiat. Le droit n’empêche rien, mais permet, au mieux, de se défendre. Ces licences représentent en tous cas des possibilités de création émancipée des logiques d’appropriation exclusive des idées. Au contraire, elles favorisent une culture des communs valorisant le travail plutôt que l’accumulation et le marché : payer pour le concert d’un groupe dont on a piraté les albums est bien plus rémunérateur pour l’artiste que de les streamer 50 fois.
L’interprétation dans l’espace physique de performances lives est une forme d’émancipation technologique de par sa quasi-immédiateté entre l’intention et l’intéraction par le public, par sa vulnérabilité à l’imprévu et à la prééminence du corps sur les machines.
Les pratiques de hacking au sens de détournement ou bidouille peuvent s’appliquer à tout objet, numérique ou non : utiliser des déchets comme matière créative voire instrument, outil ou support ; intervention sur des sites ou plateformes existantes ; récupération sauvage (scrapping) de données en ligne afin de les archiver…
La publication sur des sites web DIY (small web, cybercabanes, moteurs de sites statiques ou gestionnaires de contenus libres) permet de définir soi-même ou en collectif les conditions de monstration de ses propres œuvres.
La présence sur les réseaux sociaux libres fédérés (Mastodon, PeerTube, PixelFed…) permet la rencontre avec d’autres personnes partageant une même praxis, une pensée ou des pratiques communes. Certains outils et ressources facilitent la migration vers ces réseaux, pour acquérir les codes culturels propres à ces réseaux.
Autant de savoirs-faires autonomes à partager pour contribuer à reconstruire une culture populaire affranchie de la domination capitaliste. Combinaisons d’intentions, d’outils, de supports, d’espaces et d’intéractions avec le public : d’innombrables possibilités d’art numérique émancipé voire émancipateur restent encore à créer.
Contraintes de l’émancipation
La question est posée au public : « quelles limites vous éloignent des alternatives libres ? » Les défauts de performance ou de design d’interfaces, de difficulté d’accès, de manque de visibilité/communication ont été cités. Malgré de gros efforts et améliorations ces dernières années, certaines de ces difficultés restent d’actualité. Mais il est important de noter que toutes ces difficultés peuvent être perçues comme stimulantes, résolvables grâce à un peu d’ingéniosité, et favorisent l’entraide, la contribution au sein des communautés, notamment dans les hackerspaces. On peut aussi regretter le manque de popularité par rapport aux plateformes hégémoniques, mais se réjouir de rencontrer des communautés qui y sont très actives, engagées et enthousiastes.
En acquérant une culture libre, on découvre toujours plus de choses, y compris l’ampleur des problématiques politiques suscitées par le numérique. Même s’il n’est pas forcément souhaitable pas de créer des alternatives libres à toutes les plateformes capitalistes, il reste beaucoup de chantiers auxquels contribuer pour disposer de substituts viables. Et quels que soient les logiciels et les tactiques que l’on peut mettre en place, l’infrastructure d’internet elle-même reste possédée par des multinationales indésirables, ce qui laisse place à beaucoup d’imagination pour envisager une organisation nécessaire à sa reprise de contrôle complète. Alors, il reste la possibilité de se préparer à sa chute pour s’en sortir le mieux possible, c’est-à-dire apprendre à fonctionner sans leurs services : entraîner notre intelligence collective plutôt que leur intelligence artificielle.
Alors, art numérique
ou pas art numérique ?
À la veille du Chthulucène, l’ère des monstres, l’informatique de la domination représente selon Donna Haraway l’apogée du mythe des dialectiques humain-machine, nature-culture, humain-animal, femme-homme. Récuser ces dichotomies arbitraires est selon elle une pensée révolutionnaire : en considérant leur unicité, on pense aussi le numérique comme une extension d’un milieu de vie dans lequel nos existences cyborgs combattent la domination capitaliste, sexiste et raciste.
Tout aussi paradoxal qu’il puisse être, l’art numérique possède un potentiel particulièrement puissant de création en tant que médium aussi total que le spectacle vivant. Mais en tant que potentielle combinaison voire simple prolongement technologique de tous les autres arts, il n’y a pas d’art numérique.
L’émancipation technologique de l’art nécessite avant tout une confrontation à sa matérialité propre puis un effort pratique de réappropriation collective des conditions d’expression et de partage. C’est seulement ainsi que nous pourrons retrouver, au-delà de l’art, une agentivité et une liberté vivantes, par ou hors de ce qui restera peut-être l’ultime médium artistique de notre civilisation.
Ressources
Bibliographie
Bisou Magique :
instagram
Aram Bartholl :
arambartholl
Tabita Rézaire :
tabitarezaire
Marjorie Ober :
marjorieober
Loréna Lisembard :
lorenalisembard
∏-Node :
p
Outillage
Liste des ressources de Hackstub :
hackstub
Alternatives aux logiciels commerciaux :
framalibre
Open Source Publishing :
osp
Fonderie de typographie libre (Velvetyne) :
velvetyne
Design copyleft (Ultra Éditions) :
ressources
Art Libre :
artlibre
Bibliographie
Manifeste Cyborg, Donna Haraway
La Société du Spectacle, Guy Debord
L’Éthique Hacker, Pekka Himanen
Le capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff
Autres
La mort de l’art – Les chemins de la philosophie, Adèle Van Reeth
La Bataille du Libre, Philippe Borel
À propos
Conférence pour la Compagnie des lundis,
HEAR Strasbourg, 11 avril 23
Du geste créatif jusqu’à l’intéraction avec les spectateur⋅ices, l’art numérique relève intrinsèquement du mode de production capitaliste. Quelles pratiques peuvent permettre son émancipation hors des « industries créatives et culturelles » ?
Mi-corps/mi-ondes, Ada LaNerd est plus prolétaire indisciplinée qu’artiste transdisciplinaire. Militante au sein du hackerspace Hackstub, elle s’intéresse aux intéractions entre arts, sciences et politique.
Une remarque, une question ?
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